17/07/2010
Chère Madame,
Les aventures que vous relatez semblent symptomatiques d'une frénésie qui emballe le monde scientifique à l'heure de l'évaluation à tout va et à n'importe quel prix. Combien de temps encore les revues contiendront-elles l'exhaustivité des articles produits en masse?
Je suis impliqué dans divers projets ayant trait au logiciel libre et à la culture libre en général. Dans ce milieu, la notion de plagiat est particulièrement traitée (Cf. l’ouvrage de Stallman) : les licences libres appliquées au monde du logiciel ont depuis plus de 10 ans dépassé ce seul cadre pour s'appliquer à diverses œuvres musicales ou même littéraires. Les célèbres licences de Creative Commons ou d’autres, comme celles de Wikipedia Sciences, protègent de manière stricte le droit d'auteur.
Or, j’observe que dans le monde scientifique, le fait qu'un scientifique signe une clause d'exclusivité avec la maison d'édition (revue ou monographie) crée deux distorsions : un flou autour du droit d'auteur et la perte de l'information scientifique.
En effet, lorsqu'une revue publie mon article, il sera disponible au format papier pendant une durée limitée (jusqu'au prochain numéro) puis rangé dans un rayonnage de bibliothèque. Au bout de quelques mois, la revue peut faire une seconde plus-value en vendant la version numérique de l'article à des entreprises de type Elsevier, qui à son tour pratique des prix exorbitants d'abonnements pour les institutions. Étant donné la quantité d'articles numériques, il faut donc précisément rechercher mon article pour pouvoir le lire.
En attendant, j'ai perdu la possibilité de diffuser moi-même mon œuvre, à moins d’un accord particulier avec la maison d'édition. Notons que le système des archives ouvertes HAL, bien que visant la diffusion de l'information scientifique, se doit, ainsi qu'il est mentionné sur la page d'accueil, de "respecter la politique des éditeurs". Autrement dit, un article n'y est stocké que dans la mesure où l'éditeur l'autorise... et non l'auteur.
En tant que fonctionnaire, je trouve cela anormal : chaque université devrait se réserver le droit de publier au moins en version numérique et gratuitement les productions de son personnel, si les auteurs le désirent.
Ainsi une question s’impose à nous : qui est véritablement lésé en cas de plagiat ?
Car en fait : un scientifique produit-il du texte ou des connaissances?
Décidons qu’il produit de la connaissance. Et c’est là que le principe des Licences libres intervient.
L'apport des licences libres émanent de pratiques universitaires depuis les années 1970 qui visent d'abord à partager l'information, à l’enrichir, et non la rendre privative. Il est possible de copier et diffuser une œuvre, à condition de respecter la licence choisie. Celle-ci donne certains droits à définir par l’auteur : le droit d'utiliser, de copier, de diffuser, de modifier à condition de mentionner la paternité de l'œuvre et la paternité de toutes ses modifications ultérieures s’il donne la possibilité que l'on puisse modifier le travail et s’il la suffisamment documenté pour que quelqu'un d'autre puisse comprendre et s’approprier sa démarche.
Prenons mon dernier article :
Le fait de documenter ainsi des œuvres libres permet de soumettre d'emblée leur pertinence et leur fiabilité à la communauté qui les utilise. Du côté scientifique, le système Arxiv est un modèle du genre. On ne peut certes pas améliorer les œuvres en initiant des travaux collaboratifs à la manière de Wikipédia, mais on peut soumettre son travail à la communauté et permettre à cette même communauté de l'utiliser et de l'évaluer. L'évaluation n'est donc plus le seul fait des éditeurs et de la pertinence d’un comité de révision sur qui repose l’avenir de nos connaissances légitimées.
Revenons au problème du plagiat. Il est toujours détecté de manière fortuite. Avec les licences libres, il est au contraire très facile de le détecter : est plagiée une œuvre qui ne respecte pas la licence choisie. Etant donnée leur simplicité et le fait qu'une œuvre sous licence libre fait partie du bien commun, tout le monde y a accès et il est très facile de faire reconnaître sa paternité.
Dans l'exemple que vous avez mentionnez de réapparition d’un co-auteur, la faute réside justement dans le problème du droit d'auteur et dans le fait qu’on aurait "oublié" de mentionner un auteur. Ce problème n'aurait jamais existé si le monde scientifique utilisait les licences libres. Sans avoir à demander son autorisation de diffusion à l'auteur tout en étant obligé de le citer, parce que les licences libres formalisent dans un cadre légal la paternité de l’œuvre, les rédacteurs auraient été obligés de reconnaître d'emblée leur faute et s'il l'avait fallu, envoyer les exemplaires au pilon.
Insuffler dans le monde scientifique cette notion du bien commun permettrait de réduire grandement les risques d’inconduite scientifique. Mais ceci appelle un changement de mentalité et de pratiques. Lorsque je publie un article sous licence libre, je l'intègre au bien commun et j'invite toute personne qui le lit à le diffuser, à en discuter, à le juger et éventuellement le modifier, car je reconnais implicitement que mes connaissances sont limitées.
Nous pouvons changer notre mode de production scientifique en rendant nos connaissances enfin malléables et collectives, à condition d’avoir à titre individuel davantage d’humilité et, à titre collectif, moins recours au système cristallisé des revues scientifiques traditionnelles.
En espérant ces réflexions utiles à la communauté académique, recevez mes plus cordiales salutations.
Christophe Masutti - PhD
Institut de Recherches Interdisciplinaires sur les Sciences et la
Technologie (IRIST - EA 3424)
Département d'Histoire des Sciences de la Vie et de la Santé (DHVS)
Faculté de médecine, Université de Strasbourg
Chargé de Mission Coopération Européenne
Direction Générale, Hôpitaux Universitaires de Strasbourg