Ces ordres qui nous gouvernent
Ces ordres qui nous gouvernent
Publication lettre 67 - 11.04.2016
Depuis plus de douze ans, nous conduisons des recherches sur le plagiat et la fraude académiques réalisés par des chercheurs ou des doctorants, mais aussi sur les interactions qui se produisent entre les différents acteurs concernés par les manquements à l’intégrité académique. Nous nous sommes heurtés à des réponses imparfaites des différents « ordres » concernés par ces problèmes de manquement à l’intégrité.
• La réponse imparfaite de l’ordre académique
La fraude scientifique a longtemps été occultée de l’ordre académique qui laissait les associations savantes en régler les dispositifs. De célèbres cas d’inconduite - comme à Genève, l’affaire Rylander – ont débouché sur l’établissement de directives intégrité à l’université de Genève, puis par des instances comme les Académies suisses des sciences, le Fonds national suisse (FNS), etc. Mais tous les établissements sont loin d’avoir adopté de telles directives et de veiller à leur application.
Quant au plagiat, longtemps les dirigeants d’établissements académiques ont considéré qu’il relevait d’une simple question d'indiscipline, assimilable à la triche aux examens, donc du ressort des enseignants. Personne ne prenait la mesure de l’ampleur d’un phénomène qui ferait vaciller les fondements de nos établissements. Les tentatives institutionnelles actuelles pour bloquer le phénomène de plagiat sont insuffisantes. Le problème principal est de savoir qui révèle le plagiat.
Car si un plagiat est une faute évidente aux yeux de tous, il est parfois fort difficile de demander à un plagié de déposer plainte, surtout si plagieurs et plagiés sont décédés, s’ils ont écrit dans des langues différentes, ou s’il y a de multiples sources. Ainsi en est-il d’une thèse patchwork constituée par le plagiat de plus de cinquante auteurs différents. Les uns sont des universitaires, les autres des auteurs de la société civile. Ils n’ont aucun intérêt à porter plainte collectivement et individuellement. Certains verront dans ce type de thèse une atteinte au savoir et une négligence insupportable de la part du directeur et du jury de thèse, d’autres une atteinte à leur création personnelle très diluée par le nombre de victimes. Or, si ce n’est pas la première victime qui révèle un plagiat, le dénonciateur risque de se faire attaquer pour diffamation, comme si tout lecteur ou pair n’était pas aussi victimes des entorses à la déontologie. Ce qui étonne dans ce contexte est la permanence des comportements disjonctifs fort bien décrits par Max Weber dans son ouvrage datant de 1919 : le savant et le politique. Notre propos n’est pas tant redire ce qui a longuement été débattu, mais de chercher à comprendre ce qu’il y a de permanent dans les tensions de notre univers académique afin d’agir en parfaite connaissance de cause. Car, un fait social comme la fraude et le plagiat nous demande de développer de nouveaux repères dans un monde numérisé et global.
• La réponse imparfaite de l’ordre juridique
En cas de fraude scientifique, il est assez rare que l’ordre juridique soit appelé à la rescousse (sauf bien sûr dans l’affaire Ragnar Rylander à Genève). Pour le plagiat, il en est autrement. En l’absence de dispositifs clairs concernant le plagiat académique, la seule option des victimes confrontées à l’omerta institutionnelle est d’introduire une action judiciaire, de déposer une plainte auprès des tribunaux. Cette démarche est lourde, coûteuse, mais aussi très longue. De plus, elle n’est pas toujours possible, puisque le droit ne reconnaît comme un délit (pénal ou civil) que la contrefaçon, qui est en quelque sorte la forme aggravée du plagiat : l’emprunt n’est pas seulement à démontrer sur le fond, mais aussi sur la forme en matière de contrefaçon. Une double peine est ainsi infligée à la victime du plagiat qui devra supporter seule le poids d’une procédure où elle ne récupérera jamais son temps et son argent.
Face à un vide juridique évident, Gilles Gugliemi et Geneviève Koubi se donnèrent pour objectif de proposer un changement de loi sur le plagiat académique. A cet effet, ils convièrent à une série de quatre ateliers de nombreux acteurs impliqués dans la lutte contre le plagiat. Ces travaux se conclurent par une conférence et par la publication d’un ouvrage collectif « Le plagiat de la recherche scientifique » en 2012. On y trouvera, entre autres, des articles sur les problèmes de la législation tels que celui de l’éventuelle reconsidération du droit d’auteur pour traiter du plagiat/contrefaçon, une réflexion sur le besoin ou non d’un ordre/terme juridique à propos du plagiat, ou encore la nécessité d’améliorer la juridictionnalisation académique afin de traiter du plagiat dans le domaine de la recherche. En conclusion : le droit pénal est étranger au débat du plagiat, même si le plagiat conduit son auteur à tricher avec le système au détriment de tous les honnêtes chercheurs.
• La réponse imparfaite des associations savantes et des journaux académiques
Tout acte de dénonciation d’un comportement fraudeur ou plagieur auprès de revues (ou d’éditeurs de livre d’ailleurs) se heurte à une forte résistance si l'article est déja publié. En effet, le retrait d’un article accompagné des excuses de la rédaction (ou la mise au pilon d’un ouvrage) n’est pas chose aisée et les plus grandes revues laissent maintenant leurs avocats se charger de la gestion des plaintes. En invitant des éditeurs à intervenir directement sur la plate-forme en ligne, nous serions en mesure d’appréhender le fait de savoir si les éditeurs sont prêts à jouer le jeu de l’intégrité, du contrôle des fraudes et du plagiat ou s’ils continuent à attendre que des dénonciations formelles soient formulées.
Ce point est essentiel, car il est le nœud de tout notre système académique. Rappelons ici quelques éléments historiques. Au XXe siècle, chaque discipline académique a généré la naissance d’une ou plusieurs associations savantes, elles-mêmes à l’origine de journaux et revues scientifiques. L’épreuve académique que représente le parcours de la publication comprend quatre dimensions spécifiques à cet univers de publiant que l’on ne retrouve pas dans d’autres professions : l’ancrage de son travail dans celui d’autres chercheurs, l’épreuve de la relecture par ses pairs, la différenciation des rôles respectifs des acteurs que sont le rédacteur en chef, les reviewers et l’éditeur de la revue, et la nature du travail à effectuer en réponse aux demandes des lecteurs. Le nombre de publications ou de citations est décisif pour la carrière des chercheurs. Le nombre de revues a donc cru de manière étonnante et compte aujourd’hui plus de 28'000 titres (dont 8’000 sont en accès libre (open access) toutes disciplines confondues).
En ayant introduit les indices de citation comme mesure de la performance des publiants, en ayant parallèlement multiplié le nombre de revues dans toutes les disciplines le système s’est engorgé. Les plus grandes critiques s’élèvent aujourd’hui quant au fait qu’un outil de réseau intellectuel où la coopération entre chercheurs procure une synergie dans la recherche a été détourné de son sens social et permis à la logique individualiste et compétitive de gagner de plus en plus de terrain. Il est aisé de comprendre que dans cette frénésie, les plus fragiles au plan déontologique des chercheurs aient plus de propension à frauder et à plagier, surtout s’il n’existe pas de dispositifs dissuasifs solidement instaurés.