Résultats du cas " Le pays imaginaire"

 

Parution 18.03.2008  -  Lettre 19  

 

Dans ma lettre n° 18 je vous avais présenté la situation (véridique) d'un cas véridique tel que vécu par les deux protagonistes, et je vous ai demandé de bien vouloir analyser la situation. Vous trouverez ci-dessous deux types d’analyse :

- L’analyse de contenu détaillée des 83 propositions émanant de la communauté académique. Dans sa quasi-unanimité, cet échantillon international considère que l’on ne peut pas « oublier » de citer ses travaux antérieurs à une publication, et encore moins « oublier » un co-auteur en cours de route. Cependant, l’analyse témoigne de beaucoup de subtilité dans les nuances de vos propositions.

- Par ailleurs, une collègue de France a fait réaliser une analyse de contenu détaillé des cas par ses étudiants  de Master recherche. Cette population a, pour sa part, privilégié celui des acteurs qui agit selon une éthique relative à la finalité de l’action et à son impact (i. e. une publication), et non selon une éthique relative à la relation entre un chercheur et les autres acteurs de la recherche.

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L'analyse du cas par des enseignants-chercheurs

 

Quatre-vingt-trois arguments ont été avancés par soixante-douze personnes différentes. Il s’agit de professeurs, ou de maîtres de conférences, ainsi que de trois doctorants. Douze disciplines sont représentées.

Nous n’avons pas relevé de grandes différences entre disciplines, sauf en ce qui concerne le fait de publier en équipe ou à peu de chercheurs. La séniorité, par contre, nous a semblé potentiellement significative.


1. Analyses donnant tort au chevalier bleu : cinquante-deux

2. Analyses cherchant à expliquer l’attitude du chevalier bleu : quinze

3. Analyses donnant tort au Chevalier vert : Huit

4. Analyses donnant tort au journal qui a publié l’article : deux

5. Analyse émettant des doutes quant à notre métier et à notre rôle : deux

6. Témoignages indirectement ou peu liés au cas : sept


1. Analyses donnant tort au chevalier bleu : cinquante-deux

- Ici l’analyse est claire. D'une part, on n’efface pas d’une publication les références de ses travaux qui ont précédé cette publication. D'autre part, on n’efface pas le nom d’un co-auteur, quand bien même on considérerait qu’il/elle participait peu. A ce moment-là, il ne fallait pas l’inscrire sur deux travaux antérieurs.

- Cependant, le degré d’accusation varie en partie, nous semble-t-il, en fonction de la séniorité des répondants. Ainsi, les plus seniors en font une question purement de principe alors que les plus jeunes de nos collaborateurs semblent « vivre » la situation de manière plus émotive. Par exemple, certains remarquent que c’est le chevalier Bleu qui déclare avoir prévenu le chevalier Vert. Mais le Chevalier Vert n’a pas confirmé. Il leur semble douteux qu’il ait refusé une publication dans un journal prestigieux.

- Mais les plus seniors considèrent, semble-t-il, qu’il ne s’agit pas seulement de déontologie ou de morale, mais d’éthique scientifique. Ainsi, s’il est impossible de joindre les co-auteurs, tout chercheur doit pouvoir détenir une traçabilité des différentes voies empruntées pour retrouver son ou ses ex co-auteurs. ( ex mail au laboratoire, à une connaissance commune, au rédacteur en chef en cours de processus, etc...).

- Il est aussi précisé qu’il faut indiquer en note au bas de la première page qu'une partie importante des concepts, théories, traitements de données sont repris d'un travail préliminaire effectué en collaboration (et citer le chevalier vert), indiquer ensuite plus précisément dans l'article à quels moments ces reprises de travaux antérieurs sont faites, le cas échéant et citer bien sûr en bibliographie les travaux antérieurs réalisés ensemble.

2. Analyses cherchant à expliquer l’attitude du chevalier bleu : quinze

- Trois des raisons évoquées est l’ « enfantillage » et de la « gaminerie » du Chevalier Bleu, car le coût de laisser le nom de Vert sur le papier était nul. Selon un des auteurs de cette analyse un chercheur confirmé ne s’ «amuse simplement pas à ce genre de choses ».

- Deux autres raisons avancées est le « publish or perish » qui peut avoir entraîné le Chevalier Bleu a vouloir construire vite un dossier académique où il apparaît comme seul auteur.

- Deux pensent que les règles concernant les présentations/publications en conférences ne sont pas assez claires. S’il y a révision par ses pairs Et publications dans un CD, s’agit-il bien d’une publication ? Citons : « … les actes de conférence comptent pour du beurre parce que tout le monde sait que la sélection dans les conférences est beaucoup moins dure que dans les revues: n'oublions pas que les auteurs payent pour y participer et que refuser quelqu'un c'est perdre de l'argent ». (sic)

- Six autres raisons évoquées portent sur la négligence des chercheurs seniors (directeurs de thèses, responsables de publications…) qui n’ont pas su donner au chevalier bleu les normes de déontologie de la profession. Selon une des analyses, c’est un cas de « petit mandarinat certainement copié sur l’attitude de son entourage » (sic).

- Deux analyses proviennent de collègue de disciplines (médecine et psychologie) où il est fréquent d’inscrire sur un article le nom de tous les collaborateurs d’une équipe de recherche. Il semble dès lors du ressort du responsable de l’équipe de choisir, en plein conscience, qui figure et dans quel ordre sur une publication. Dès lors le chercheur senior rencontre parfois des « grincements de dents ».

3. Analyses donnant tort au Chevalier vert : Huit

- Cinq considèrent que le chevalier vert a été peu efficace pour faire valoir ses droits ce qui, sans donner raison au Chevalier Bleu, a pu lui faire croire que « la fin justifiait toujours les moyens ».

- Citons également l’argumentation logique de deux personnes : Soit, la revue est vraiment prestigieuse, alors l'auteur qui a "disparu" avait de "bonnes raisons" de disparaître. En effet, s’il n'est pas d'accord avec ce qui est publié, cela arrive, il aurait déjà porté plainte auprès du journal et le tapage dans la communauté aurait été considérable. Soit, la revue n’était pas prestigieuse, alors il n’en n’a pas tenu compte.

- Une analyse considère que le Chevalier Vert a non seulement manqué de courage, mais aussi d’éthique. Ainsi, s’il n’a rien dit alors qu’il y avait faute manifeste de déontologie, alors il porte tort à une communauté scientifique qui risque de favoriser injustement le Chevalier Bleu lors d’ouvertures de postes ou d’élections universitaires.

4. Analyses donnant tort au journal qui a publié l’article : deux

- Selon l’auteur de la première analyse il est courant dans le monde des sciences exactes d'exiger de la part de l’auteur responsable une déclaration signée que le travail n'a pas été publié antérieurement, que toutes les personnes impliquées dans le travail figurent comme auteurs (ou que leur contribution soit reconnue) et que ces dernières ont été informées de la soumission de la publication.

- Selon l’auteur de la seconde analyse, il serait nécessaire que le journal scientifique publie une lettre d’excuse, afin de montrer clairement à toute personne tentée de faire preuve d’indélicatesse des risques qu’elle encourt. « Pas coupable, mais responsable » (sic).

5. Analyse émettant des doutes quant à notre métier et à notre rôle : deux 
(que nous préférons citer in extenso)

- Premier argument : « Vous évoquez le problème de la cosignature, qui disparaît parfois à l'usage. J'ai connu plusieurs cas de directeurs de thèses, qui ont porté à bout de bras des étudiants besogneux, qui après soutenance, ont écrit eux-mêmes les articles tirés de la thèse d'un autre, à laquelle ils avaient participé de manière décisive, et qui ont fini par se lasser et signer tout seuls les articles suivants. Ceci ne me choque pas. Il m'est arrivé à moi aussi d'écrire en entier des articles cosignés, et on m'a demandé en revanche de cosigner des articles où mon intervention était tout à fait marginale. »

- Second argument : « Jusqu'à présent, le principe de la science était la capitalisation de la connaissance. La capitalisation entraîne un amalgame qui me semble en contradiction avec la reconnaissance des droits d'auteurs, qui sont légitimes, mais qui sont économiques. On ne peut pas à la fois gagner beaucoup d'argent avec les droits d'auteur (Microsoft) et faire avancer la science, au contraire, gagner de l'argent (ou de la gloire) oblige à se protéger contre la concurrence extérieure et donc contre la science. »

- Troisième argument : « Je trouve que l'action que vous menez est très intéressante et sera très utile dans l'avenir, notamment si on arrive à "moraliser" le monde des publications et à trier autant que faire ce peut ce qui relève de la véritable malversation et ce qui relève de la méconnaissance des règles ou de la négligence. De surcroît, notamment pour les jeunes, la course aux emplois que l'on connaît, si elle n'excuse pas, permet de comprendre en partie cette course aux publications. »

6. Témoignages indirectement ou peu liés au cas : sept

- Cinq de ces témoignages personnels démontrent une certaine souffrance qui ne s’est pas atténuée au cours de années. Voir son nom effacé d’une contribution et/ou une recherche « copiée» est vécu comme une violence personnelle, semble-t-il, qui reste vive même dans un des cas où le journal scientifique a présenté ses excuses aux lecteurs.

- Deux témoignages qui nous ont semblé sans lien avec le cas : un témoignage parle des politiciens qui plagieraient leurs discours et oublieraient de manière opportuniste leurs collègues ; un autre témoignage raconte d’un cas de plagiat éventuel, paru dans la presse extrémiste il y a des années, qui aurait impliqué un de mes collègues.

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L'analyse du cas par des étudiants en Master Recherche

 

Par Martine HLADY RISPAL
Docteur en sciences de gestion
Maître de conférences
Université Montesquieu - Bordeaux IV

Dans le cadre d'un enseignement consacré aux techniques d'analyse de contenu auprès d'étudiants de Master, j'ai proposé à huit groupes de 4 étudiants, de réaliser une codification des deux cas proposés à notre réflexion en janvier 2008.

Après leur avoir exposé les techniques d'analyse de contenu, j’ai réalisé une présentation du logiciel Tropes.

Deux questions ont été posées aux étudiants :
1. Coder le texte de manière à autoriser une analyse comparative,
2. Donner un avis sur l'affaire qui oppose les deux chevaliers.

J'ai bien sûr demandé aux étudiants l'autorisation de vous faire parvenir ces écrits. Vous trouverez ci-après, en :

Tout semble indiquer que ces étudiants, ont en grande partie, projeté leur vécu d’étudiants confrontés à des travaux en groupes, dans lesquels tous les étudiants ne travaillent pas de manière égale. Ils ne semblent pas avoir conscience des règles de déontologie et d’éthique qui existent au niveau de notre métier.

Leur analyse repose sur les deux arguments suivants : « dans ces types de conflits de personnes nous privilégierons celui qui agit selon une éthique relative à la finalité de l’action et à l’impact global de la recherche, et non celui qui agit selon une éthique relative à la relation entre le chercheur et les acteurs de la recherche. De plus, une chartre d’éthique de la recherche permettrait de pallier à ce genre de conflit en hiérarchisant les buts recherchés. »

Un autre niveau de réflexion serait ainsi celui du point de départ des questions éthiques.

• Le référent est-il objectif, extérieur à l’individu (telles les lois du Mont Sinaï qui en synthèse affirment « Tout ce que vous voudriez que les autres vous fassent, faites-le pour eux. En cela se résument la loi et les prophètes. » Mt 7 : 12) ; le référent s’applique-t-il quel que soit le niveau d’offense subie ?

• Ou bien au contraire le référent est-il devenu subjectif, inhérent aux raisons avancées par l’individu auquel cas l’éthique devient question de rhétorique comme aurait pu le dire Calliclès à Socrates dans la pièce écrite par Platon ?