Courage, fuyons ! 

 

Parution 19.10.2016 - Lettre 70

Le cas ci-dessous est significatif des confusions qui se produisent lorsque nos collègues ne parviennent pas à distinguer "objet de connaissance" et "créateurs et auteurs" de ces objets. Pourtant, les deux dimensions sont bien indépendantes au niveau de l'analyse.

Ce cas est aussi représentatif de la recherche de bouc émissaire dans toutes les situations où les responsables ne savent pas résoudre les problèmes d'ambiguïté de leurs rôles.

Il est enfin emblématique de ce que nous rencontrons comme attitudes et comportements depuis plus de dix ans dans nos "sociétés savantes", quelle qu'en soit la discipline.

Comme à notre habitude, le tableau ci-dessous distingue : 1/ la chronologie d'intervention des "acteurs" et 2/ notre analyse de ces réactions.

Rappelons qu'il s'agit du traitement d'un cas relatif à nos communautés, thème que nous avions publié en ligne "Nos communautés disciplinaires et le plagiat" (rapport d'analyse N° 2015-002) et que nous encourageons nos lecteurs à (re)lire et commenter. 

 

 

Les acteurs : chronologie des faits

Notre analyse

1) Acteurs : des chercheurs et des experts

 

• Quelques chercheurs d'un même champ disciplinaire montent un dossier pour démontrer des faits de plagiats avérés d'un professeur d'université dans au moins sept écrits différents au cours de quelques trente années.

• Ces chercheurs utilisent la méthodologie publiée dans notre ouvrage "Le plagiat académique : comprendre pour agir", publié en 2015.


• Ces chercheurs nous demandent ensuite de valider leur dossier de plus de 200 pages en interligne simple. Nous le passons au crible et le jugeons acceptable au regard de notre protocole de recherche. Nous émettons des recommandations quant aux mesures de réparation à envisager. 

• AB transmet le dossier à la présidence de l'association savante à laquelle il est rattaché (ainsi que l'est l'auteur des écrits incriminés).

1) Analyse de la démarche

 

• Procédure habituelle maintenant que les langues se délient et que l'omerta devient intenable, puisque le plagiat d'écrits académiques n'a aucun délai de prescription (contrairement à la contrefaçon, prescrite au bout de 5 ans).


• Les faits relevés dans le dossier sont irréfutables, les constats mesurés et adaptés à la situation.


• Le dossier est factuel. Nos assistants scientifiques en charge des expertises se contentent de lisser les remarques pour renforcer le caractère objectif des faits relevés.

 

• Effectivement, nous parlons bien ici d'une fraude à la connaissance et il semble logique que ce soient les associations savantes concernées qui analysent de tels dossiers et agissent en vue de préserver la connaissance authentique de leur discipline.

2) Acteurs : les responsables d'une société savante

• CD, président de la société savante qui a reçu le dossier par courrier en recommandé avec accusé de réception, réunit le Bureau de l'association pour débattre du cas.

• La réunion se déroule sous forme de brainstorming plus que de réunion structurée visant à décider de l'action à conduire. Il semble que le rapport n'ait pas été photocopié ni consulté avant que le débat ne commence.  

 

2) Analyse du dispositif utilisé

• Ceci est conforme aux statuts de cette société savante.



• Si chaque membre du bureau n'a pu se pencher sérieusement sur le contenu et les recommandations qui suivaient chaque analyse des écrits incriminés, alors il est peu probable qu'il ait participé au débat avec une opinion indépendante et neutre.  

3) Acteur : CD, président de la société savante

 

• Suite à cette réunion, et après avoir consulté un cercle plus restreint de ses pairs, CD et ses deux vice-présidents écrivent une lettre au Président de l'université de AB en l'accusant des points qui suivent. 

 

• CD accuse AB d'avoir conduit une enquête "sans l'avoir averti".

 



• 
AB "aurait" informé des journalistes du cas.

 

 


• Ce qui "serait d'autant plus déplaisant", AB aurait mis en cause l'inaction de la société savante.

 



• Selon CD, l'association savante qu'il préside n'aurait "aucune légitimité à recevoir un tel dossier".

 

 

 


• Sa justification : la société savante que CD préside n'est pas "selon ses statuts une instance disciplinaire".

 

 

 

 

 

 

• L'attitude de AB relève donc de la "délation".

 

 

 

 


3) Analyse de la lettre de prise de position 


• Selon l'expression "Mettre de l'huile sur le feu"... écrire au président de l'université de AB semble avoir pour objectif de nuire à la carrière de AB. 


• Effectivement, la confiance ne semble pas de mise dans ce champ disciplinaire et ils devraient sans doute se pencher sur leurs pratiques sociales. Au vu de la réaction de CD, peut-on reprocher à AB sa méfiance première ? 


• Quand plus de cent personnes sont au courant d'un cas, comment savoir qui a parlé aux journalistes ? Et même si AB l'a fait, en quoi est-ce un délit ? L'affirmer, en revanche, dans une telle lettre, relève de la "diffamation privée" et des textes de loi y afférant.


• Notons que, quand des professeurs ont le sentiment de ne pas être entendus, ils parlent toujours aux journalistes et ce sont ces derniers qui lèvent l'omerta et permettent ainsi à la société de progresser. Voir notre cas "L'usine à gaz de Neuchâtel".

 

• C'est le coeur du sujet. Si une société savante n'est pas légitime pour recevoir un dossier en suspicion de fraude ou de plagiat académique, à quoi sert-elle ? Ici, nous sommes de toute évidence dans une "communauté d'enracinement" craignant des débordements internes. Mais, il y a d'autres types de communautés performantes au XXIe siècle. Lire notre article "Nos communautés disciplinaires et le plagiat".

 

• Il semble y avoir méprise : il est demandé à cette société savante d'examiner un "objet de connaissance" compilé par des experts de sa discipline, un travail de bénédictin donnant lieu à un document de plus de 200 pages. Elle est donc concernée au premier chef, puisque ses statuts précisent qu'elle a pour but de travailler au développement des études de ce champ dans les universités françaises et les autres établissements d’enseignement supérieur. Donc, elle a pleinement pour mission de faire progresser une connaissance authentique dans son champ (i.e. elle n'est pas simplement un club social.)



• Il semble y avoir un problème sémiotique de relation entre le signifié et le signifiant. Interrogé, un professeur de ce champ disciplinaire nous dit :"Selon le Trésor de la langue française, la délation est une « dénonciation, généralement secrète » : or, en matière de plagiat, rien n’est secret. Si je dénonce insidieusement mon collègue que je vois sortir discrètement d’un lieu où se pratiquent des choses que la morale réprouve, il s’agit certes d’une délation. Mais si je dénonce un plagiat dans un texte publié, c’est tout le contraire, à mes yeux : ce qui est publié, par la force des choses, est précisément public. Parler à cet égard de délation est donc une forfaiture."

4) Acteur : AB, lanceur d'alerte

 

• Un des chercheurs les plus respectés du domaine, un des plus acharnés à ne pas vouloir que l'affaire éclate au grand jour, a, in fine, reconnu publiquement les plagiats et eu une posture sans équivoque à leur sujet : il les condamne vigoureusement.


• Lassé d'être utilisé comme bouc émissaire, AB espère que ses pairs comprendront qu'il n'a fait strictement que son devoir. 

4) Analyse des droits et des devoirs individuels

 

• Quand les chercheurs sérieux prennent le temps d'analyser les faits objectifs, il est rare qu'ils persistent dans la défense des conduites non éthiques. 


• Rappelons que AB est maintenant protégé en France par son statut de lanceur d'alerte dans le cadre de la loi relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires français (Journal officiel du 21 avril 2016). On y lit (art.3) : "Un lanceur d’alerte, c’est une personne qui veut mettre fin à une action illégale ou irrégulière en interpelant les pouvoirs en place ou en suscitant une prise de conscience. Jusqu’alors, la protection des lanceurs d’alerte dans la fonction publique ne concernait que la dénonciation des crimes et délits, elle concerne aussi désormais les conflits d’intérêts. L’agent public ne peut pas être sanctionné pour avoir dénoncé de bonne foi un conflit d’intérêts. En outre, aucune mesure qui viendrait freiner sa carrière ne peut être prise contre lui."

5)  Acteurs : les membres du Bureau de cette société savante

 

• Certains membres du Bureau de cette société savante se demandent pourquoi ils seraient responsables - du fond comme de la forme - de la lettre que leur président (élu) a expédié au président de l'université de AB.

 


• Aucun contact n'aurait été pris avec les éditeurs des sept ou huit écrits incriminés pour leur transmettre le dossier que AB a fourni des mois auparavant. 

 

5) Conclusion de l'analyse


• Prendre en charge un poste au Bureau d'une société savante, c'est d'abord pour soutenir la mission de promouvoir le savoir et le progrès de la connaissance dans sa discipline. Il sont donc tous co-responsables du déni officiel inscrit sur papier à en-tête de leur société savante.

QUESTION

 Si telle est la position formelle de cette société savante, qui doit transmettre chacun des textes incriminés du dossier à leurs éditeurs afin que ceux-ci contrôlent les articles et livres qu'ils ont ainsi édités ?

RAPPEL

Le plagiat s’inscrit en faux vis-à-vis du droit fondamental du lecteur à accéder à l’origine des sources de la connaissance. Nous devons citer nos sources pour permettre à tout nouveau chercheur de se pencher, à son tour, sur nos données de base (quelle qu’en soit la nature), de conduire sa propre analyse, d’émettre de nouvelles hypothèses, de découvrir le «cygne noir» que nous n’avions pas vu parmi les «cygnes blancs» de notre argumentation, pour proposer, enfin, de nouvelles interprétations. 

Le plagiat rompt le fondement même de la connaissance. Celle qui nous porte depuis la nuit des temps et pour le futur de laquelle nous avons choisi notre mission d'auteurs.